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L'interview

A l’aube d’une année pleine d’incertitudes en raison de la pandémie, M. Mathieu Grobéty, directeur exécutif au CREA, l’Institut suisse d’économie appliquée, partage sa vision de l’avenir. Une première question M. Grobéty : comment qualifieriez-vous la situation conjoncturelle actuelle ?

Je la qualifie de bonne, voire très bonne. Si on regarde notre indicateur conjoncturel, il affiche une valeur de 2, soit bien supérieure à la moyenne qui est de 0. On voit qu’on est clairement dans une phase de forte reprise, marquée depuis quelques mois par un léger tassement. J’y vois une forme de normalisation plutôt qu’un ralentissement de l’activité.  

La cinquième vague de pandémie est-elle de nature à mettre en péril la reprise économique ?

Je dirais que non, car les économies développées sont beaucoup mieux armées pour faire face à la pandémie qu’elles ne l’étaient lors des précédentes vagues. La principale raison en est que la vaccination a beaucoup progressé et l’utilisation du vaccin permet un découplage entre le nombre de nouveaux cas COVID et le nombre d’hospitalisations. Il s’agit d’un changement fondamental par rapport à 2020. Il y a une année, avec la vitesse de propagation actuelle, le système hospitalier serait surchargé depuis longtemps et les autorités auraient été dans l’impossibilité de maîtriser la situation sans porter atteinte à l’activité économique.

La croissance devrait donc toujours être au rendez-vous en 2022, à quels taux faut-il s’attendre ?  

Pour la Suisse, je m’attends à une croissance du PIB de 3,6% en 2021, puis 2,3% en 2022 et 1,6% en 2023, soit une forme de normalisation. Le Jura a connu une phase de forte croissance en 2021, estimée à 5,7%, grâce à la reprise dans le secteur secondaire. L’évolution devrait se normaliser en 2022 avec +1,6%.

Quels sont les éléments qui vont tirer la croissance vers le haut et, à contrario, ceux qui vont la pénaliser ?

La consommation des ménages sera clairement le moteur de la croissance, pour au moins deux raisons : d’abord, l’excès d’épargne accumulée par les ménages durant les périodes où les dépenses de consommation étaient contraintes par de fortes mesures de restriction -on ne pouvait tout simplement pas consommer ; ensuite, l’amélioration des conditions sur le marché du travail, qui vont se poursuivre cette année. A l’inverse, les bonnes perspectives s’accompagnent de grandes incertitudes, liées à l’évolution de la pandémie, aux goulets d’étranglement de l’offre, à l’inflation et à la force du franc suisse. Celui-ci devrait rester fort ces prochains mois, malgré la normalisation de la politique monétaire aux Etats-Unis, qui devrait en théorie donner un peu d’air au franc suisse par rapport au dollar. Mais l’incertitude généralisée va empêcher la dépréciation du franc de véritablement s’enclencher.  

Vous évoquez les chaînes d’approvisionnement perturbées. A quel horizon voyez-vous une amélioration ?  

Difficile à dire. Je constate que, selon les dernières données à disposition, le problème est bien réel mais ne s’est pas aggravé par rapport aux mois précédents. Ces perturbations sont le résultat à la fois d’une forte demande des consommateurs, mais également de problèmes de production, en particulier l’arrêt de nombreuses usines en Asie pendant la première phase de pandémie. Est-ce que la demande va rester aussi robuste, notamment aux Etats-Unis ? Probablement que nous allons vers une certaine normalisation à un niveau élevé. Et les effets des mesures prises par l’administration Biden vont s’atténuer avec le temps, alors que la normalisation de la politique monétaire entraînera une hausse des taux d’intérêt. Il sera donc plus intéressant d’épargner !  En Suisse, on ne s’attend toutefois pas à une normalisation de la politique monétaire avant l’année prochaine. Au niveau de l’offre, l’analyse est plus nuancée car les problèmes sont dus à de multiples facteurs : perturbation logistique dans le secteur des transports, pénurie de personnel, de dockers dans les ports, de chauffeurs routiers, pénuries de navires, pénurie de produits intermédiaires, comme les semi-conducteurs, générée par les mesures de confinement prises dans les pays asiatiques, prix des matières premières à la hausse… il faudra du temps pour que tout rentre dans l’ordre.

Est-ce que les problèmes actuels devraient selon vous inciter nos entreprises à modifier leur chaîne d’approvisionnement ?

Les problèmes actuels vont pousser à relocaliser une petite partie de la production, mais surtout à diversifier davantage les sources d’approvisionnement pour limiter les risques. Mais l’économie mondiale ne va pas opérer un changement radical vers une démondialisation, pour une raison assez simple. Est-ce que les consommateurs sont prêts à payer beaucoup plus cher pour les mêmes produits ? Probablement qu’il n’y a qu’une petite frange de la population qui en a à la fois les moyens et l’envie.   

Vous évoquiez le retour de l’inflation. Pourquoi la Suisse en est-elle épargnée jusqu’à présent ?  

On a pu penser au début de l’année 2021, lorsque les premières pressions inflationnistes sont apparues, que le phénomène serait transitoire. Or il est persistant. Aux Etats-Unis, la hausse des prix à la consommation a atteint 6,8% en glissement annuel en novembre, soit la plus forte progression depuis juin 1982. Les causes sont identiques à celles évoquées plus haut : problèmes d’approvisionnement et excès de demande. Ce n’est pas soutenable sur le long terme et l’on devrait tendre ici aussi vers une normalisation. En Suisse, l’effet est limité grâce à la force du franc, et du fait aussi que les entreprises ont absorbé une partie de la hausse en rognant sur leurs marges. Les chiffres le montrent : l’indice des prix à l’importation sans les produits volatiles comme les métaux et le pétrole a augmenté de 3,6%. Si l’on enlève le pétrole dans l’indice des prix à la consommation, celui-ci n’a augmenté que de 1%. La différence a été absorbée par les entreprises.  

Faut-il craindre des effets néfastes en Suisse ?  

Tout dépendra de la façon dont va évoluer la demande mondiale, notamment aux Etats-Unis, et si les problèmes d’approvisionnement perdurent à long terme. Mais ce n’est pas le scénario que je privilégie. Je m’attends plutôt à une normalisation dans le courant de 2023.

Quel est selon vous le plus grand risque systémique qui pèse sur l’économie suisse ?

A moyen et long terme, c’est l’immobilier. Certes, l’évolution des prix reflète les fondamentaux du marché. Mais celui-ci est fortement influencé par les taux d’intérêt très bas depuis dix ans, qui expliquent la forte demande. Or, le jour où la BNS normalisera les taux d’intérêt, il faut s’attendre à des corrections. Avec des taux autour de 0%, ce ne sera pas un problème. Au-delà…

Revenons dans le Jura. Quelles sont les perspectives ?

Elles sont bonnes avec une croissance positive en 2022, estimée à 1,6%. Toutefois, la forte exposition du tissu économique régional aux marchés internationaux entraîne de l’incertitude. L’évolution de la croissance mondiale sera un élément déterminant.

De manière plus générale, comment voyez-vous le développement de l’économie jurassienne à moyen et long terme ?

Les fondamentaux sont bons et l’économie devrait continuer d’enregistrer une croissance supérieure à celle de la Suisse. Le taux de croissance moyen entre 2010 et 2019 s’est situé entre 2 et 3%, alors qu’il était de 2% au niveau suisse. La production de biens à forte valeur ajoutée permet de se prémunir des chocs de change. En même temps, la structure économique très industrielle, et une diversification relativement faible, rendent le canton plus sensible aux cycles conjoncturels.

Un mot pour terminer sur le CREA et vos projets immédiats ?  

Le principal projet en cours consiste à développer un indicateur conjoncturel à haute fréquence pour les cantons romands, ce qui permettrait aux entreprises et aux décideurs d’avoir accès à de l’information mise à jour beaucoup plus régulièrement qu’aujourd’hui, mensuellement voire chaque semaine.

Un grand merci M. Grobéty, pour cet éclairage.  

* Le CREA est l’Institut d’économie appliquée de la Faculté des HEC de l’Université de Lausanne. Il réalise des études conjoncturelles et prévisionnelles, ainsi que des projets de recherche économique, tant pour le secteur public que privé.  Il publie régulièrement des travaux destinés à faire le pont entre la recherche académique, le monde économique et le public.